Depuis la modification par WMware de sa politique commerciale, annoncée en décembre 2023, beaucoup de clients ont fait part de leur mécontentement. En simplifiant, cette modification passe par la vente en paquet des licences (en « bundle »), des augmentations de prix très importantes et la fin des licences dites « perpétuelles ».

Thales a poursuivi WMware devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris.

Le groupe demandait la poursuite forcée de quatre contrats et plus généralement des relations commerciales avec WMware. Thales a ensuite réduit ses demandes à deux contrats : le contrat de licence d’entreprise globale (Entreprise Licence Agreement, ELA) et le contrat de Partenariat.

L’enjeu essentiel était pour Thales, semble-t-il, de pouvoir continuer à acheter des « licences perpétuelles » qui étaient prévues par le contrat ELA. C’est l’effet principal du communiqué de WMware du 12 décembre 2023 : la fin de ces licences perpétuelles (et aussi, bien sûr, l’obligation d’acheter en bundles).

Le président du tribunal de commerce a donné raison à Thales sur le contrat ELA et a rejeté les demandes sur le contrat de Partenariat.

Il faut d’abord examiner le texte que le juge a pris en compte, ensuite, voir ce qu’il a tranché, et enfin, tenter de voir plus loin.

Sur le fondement des demandes

Thales fondait ses demandes sur le code de procédure civile (qui fixe les pouvoirs du juge des référés) et sur les textes relatifs à la concurrence (code de commerce et traité européen). Le juge des référés écarte tout ce qui est relatif au droit de la concurrence :

  • Le dispositif vise seulement l’article 873, alinéa 2 du code de procédure civile : « Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire », et
  • Le juge rappelle que le juge des référés est le juge de l’évidence et de l’urgence, et qu’il n’entre pas dans sa compétence de statuer sur la licéité des pratiques commerciales de WMware. Sur la question de la « compétence » du juge au sens juridique, il s’agit en réalité de la limite de ses « pouvoirs ». Peu importe : ce qui compte est que le juge des référés a une conception assez étroite de ce qu’il peut faire.
  • Le juge indique que la Commission Européenne est saisie sur le principe, et que Thales devrait agir au fond dans un futur proche. Cela démontre que Thales a préféré attendre de connaître la position du juge des référés pour attaquer au fond. C’est une position stratégique qui se comprend, mais elle a peut-être eu un effet pervers sur la demande concernant le contrat de partenariat. Et nous le verrons plus loin.

Sur les différents contrats

Sur cette base étroite, le juge analyse ensuite les deux contrats et tranche le litige.

Pour le contrat ELA, il note que la veille du communiqué de WMware, Thales a adressé un mail pour exercer une option d’achat contenue dans le contrat (pour acheter des jetons, appelés HPP, permettant d’acquérir les licences perpétuelles). Ce contrat est en vigueur jusqu’en mars 2025. Le juge rappelle que WMware ne peut pas modifier un contrat en cours par le biais d’un communiqué. Le juge précise que VMWare doit appliquer ce contrat tant qu’il est en cours.

Il y a ensuite une discussion sur la notion de revendeur et celle de « Add-On » que propose WMware. Celle touchant à la première notion n’a pas grand intérêt. Sur celle concernant l’Add-on proposé par WMware, le juge considère que ce n’est pas une application de bonne foi du contrat (car WMware tentait de limiter l’option d’achat de Thales, semble-t-il).

Il condamne donc WMware à exécuter l’article 22 du contrat en vigueur.

Ce contrat semble contenir une faculté pour Thales de le proroger de deux ans. Il n’y a pas de litige encore né à ce sujet, le juge refuse de trancher là-dessus.

Il restait un problème technique de transfert de clés de licence sur un portail Broadcom. Le juge constate que ce transfert semble être en voie de conclusion, il n’y a pas lieu de trancher.

Sur le contrat de partenariat, le juge précise que ce contrat permet à Thales de souscrire des licences au profit de clients externes. Il rappelle que c’est un contrat qui peut être dénoncé à tout moment moyennant un préavis de trois mois. WMware a émis une proposition le 10 mai 2024 pour proroger le contrat en juillet, puis a proposé de le proroger jusqu’en novembre 2024. 

Le juge dit ensuite que ce contrat « relève déjà de la commercialisation de licences par souscription » et que les seules modifications concernent le périmètre des bundles et leur prix.

Thales ne démontre pas de difficultés techniques causées par ces nouvelles conditions (bundles et prix). Selon le juge, la seule question est la portée financière du changement de politique commerciale de WMware. Le juge refuse de trancher là-dessus et renvoie au juge du fond (que Thales n’a pas encore saisi au moment où il rend sa décision).

Quelques réflexions 

Sur le contrat ELA, la décision paraît correcte. La chronologie est très favorable à Thales : le contrat est en cours, et Thales a envoyé son mail de commande la veille du communiqué de WMware qui annonce un changement de politique commerciale. De toutes façons, dit le juge, un communiqué ne peut pas changer un contrat en cours. 

Je pense que c’est la notion essentielle à retenir : le juge a une conception étroite de sa fonction (juge de l’évidence et de l’urgence), il vise un article précis d’un contrat en cours pour « tordre le bras » de WMware. Mais il rejette les autres demandes (prorogation du contrat et gestion des clés). Pour lui, la seule question évidente (non sérieusement contestable, dit l’article 873 du code de procédure civile) est l’application de l’article 22 du contrat.

Sur le contrat de partenariat, la décision est peut-être un peu plus critiquable mais il est possible qu’il s’agisse simplement d’une question de rédaction trop rapide. Tout repose, semble-t-il, sur la chronologie : WMware modifie sa politique de bundles en décembre 2023. Le contrat de partenariat permet une dénonciation à tout moment moyennant un préavis de trois mois. Le juge a-t-il considéré que la nouvelle politique commerciale de WMware (bundles et tarifs) valait donc dénonciation de l’ancien contrat et pouvait s’appliquer à compter de février 2024 (trois mois après décembre 2023) ? En tout cas, le juge constate qu’il s’agit « simplement » d’un sujet financier. 

Implicitement, mais c’est probablement le cœur de sa décision, il estime que ces aspects relèvent du juge du fond, et pas du juge des référés. Ce qui a peut-être aussi joué est que ce contrat permet à Thales de prendre des licences, non pas pour ses besoins propres, mais pour ses clients.

Mais la demande de Thales sur ce contrat de partenariat avait une grande faiblesse : Thales demandait la poursuite des relations commerciales « jusqu’à ce qu’une décision exécutoire au fond soit rendue ». Or, à un autre endroit de l’ordonnance, on apprend que Thales n’a pas encore lancé ce dossier. 

Et justement, le juge des référés du tribunal de commerce de Paris a rendu fin 1999 une décision très courageuse dans le contexte du bug de l’an 2000 : il avait maintenu les effets d’un contrat d’assurance qui avait pourtant été valablement dénoncé par la compagnie (trois mois avant le 1er janvier 2000). La compagnie avait fait appel ; elle avait perdu. Elle a formé un pourvoi, qu’elle a perdu sauf sur un point (cass. civ., 1re ch., 7 novembre 2000, n° 99-18576) : un contrat peut être maintenu à titre provisoire, mais pas sans limite de temps, il faut un terme. 

Or, la demande de Thales aboutissait à cela (une poursuite sans limite de temps : « jusqu’à ce que je saisisse le tribunal au fond »). Le juge n’en parle pas, mais cela a peut-être joué. L’effet pratique est que Thales doit maintenant souscrire des licences aux nouvelles conditions. 

Si l’on prolonge la réflexion, cela laisse la possibilité pour Thales de saisir le juge du fond pour faire valoir :

  • les moyens liés au droit de la concurrence (écartés par le juge des référés),
  • et aussi l’article 1164 du code civil qui permet de contester un abus dans la fixation du prix.

Tant que les autorités de la concurrence n’auront pas statué sur ce sujet, le tribunal sera réticent à appliquer le droit de la concurrence.

Quant à l’article sur la contestation du prix abusif, il n’a pas beaucoup de succès devant les tribunaux de commerce. Mais la cour d’appel pourrait peut-être plus facilement donner raison à Thales.



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